Le Figaro - Octobre 2005

Thomas Fersen et la jet-set des cinglés

Il sort demain «Le Pavillon des fous», un nouvel album grave et virtuose, quelques semaines avant le début d'une nouvelle tournée.

«Parfois, quand on entre dans un centre hospitalier, on voit un bâtiment tout au fond. On demande : «Qu'est-ce que c'est ? – Là-bas ? Ah, c'est le pavillon des fous.» Voilà pour le titre. Le Pavillon des fous, sixième album de Thomas Fersen, sort aujourd'hui (chez Tôt ou Tard-Warner), et il semble qu'en notre époque qui ne parle plus que d'unités psychiatriques et de maisons de repos, il rende au vocabulaire une expression simple, facile, cruelle, évidente. Au demeurant, son disque parle de fous.

Pour commencer, «Il a un prénom de fleur/Et des cheveux qui s'en vont/Et ses grosses mains d'étrangleur/Sentent le savon». C'est Hyacinthe, suivi d'un solitaire au vieux chien puant (Zaza), d'une féroce ogresse aux moeurs inquiétantes (Je n'ai pas la gale), du monstre archaïque et maniaque qui sommeille – sait-on jamais ? – en chacun de nous (Mon Iguanodon), d'une vraie folle de quartier qui «fait ses courses en robe de chambre» (Maudie), d'un homme qui devise avec son propre squelette (Mon Macabre), d'un enfant qui ordonne les funérailles d'un scarabée (Cosmos)... L'album est parfois sombre, écrit d'une plume virtuose, méticuleuse, inventive. Même lorsqu'il est drôle, il exsude une inquiétude perlée, comme si l'univers n'était peuplé que de silhouettes menaçantes.

Son disque précédent, Pièce montée des grands jours, sorti en 2003, parlait des plaisirs de la chair. Les quatre précédents se promenaient dans le coeur, la ville, l'humeur des hommes, en rencontrant beaucoup d'animaux – on a souvent expliqué Fersen comme fils de La Fontaine et de Brassens. D'ailleurs on croise quelques bêtes encore dans ce nouveau disque : un papillon de nuit, une vieille chienne... «Je n'y peux rien. Je ne me défends plus. Chez moi, c'est devenu tellement visible que je ne peux plus y échapper.»

Ces deux dernières années, en écrivant ce disque, Thomas Fersen a beaucoup pensé à tous les fous, ceux que le show-business abrite ou attire («Des gens qui disent me dicter mes chansons, correspondre avec moi par transmission de pensée»), le monde des sanatoriums suisses des Années folles où vivait «une jet-set de fous, aristocrates et grosses fortunes», les fous de Truman Capote, de Tennessee Williams, de Scott Fitzgerald... «Il m'est revenu que, quand j'habitais avec mes parents dans une cité du XXe, il y avait des logements réservés pour que des détraqués puissent se réintégrer. Il y avait des personnages assez pittoresques, qui foutaient la trouille à mes soeurs et me faisaient imaginer des tas de choses. Ce n'était pas des gens forcément méchants mais comme, par exemple, ils bavaient, forcément...»

Il y a beaucoup dans ce «forcément», beaucoup d'observation et d'imagination, un romanesque minutieux, une compassion oblique, un mélange de couleurs aberrantes et de tendresses réalistes... Pour Maudie, il a invité Catherine Ringer des Rita Mitsouko qui psalmodie un dérisoire lamento – «Je suis la reine d'Angleterre/Je dors dans un lit à colonnes». «J'aime les femmes de caractère qui ont cette espèce de fêlure, de faille dans la voix. Il n'y a pas beaucoup de voix de femmes pour ce personnage. Marie, évidemment...» Souvenir de Marie Trintignant qui, en 2003, interprétait en duo la chanson Pièce montée des grands jours.

Pour la pochette et le livret du Pavillon des fous, le photographe Jean-Baptiste Mondino et le graphiste Frank Loriou lui ont façonné une image qui rappelle directement Orange mécanique, les hurlements glacés de la new wave, les personnages découpés des foires de jadis... Sur une inquiétante photo du livret, il porte un chapeau melon, attribut depuis Magritte et Kubrick d'une angoisse implacable. Il en sourit, montre autour de lui des cartons à chapeau, sort la carte d'un chapelier de Montréal chez qui il a acheté les couvre-chefs de ses musiciens pour la prochaine tournée. «J'aime les chapeaux, les instruments de musiques, les tapis : ce sont des objets très parlants, très forts, très évocateurs d'univers et d'histoires. D'un seul coup ça me met le pied à l'étrier, ça me donne envie de raconter. Quand on se promène dans les brocantes, ça fait beaucoup rire mes copines : je vois bien dans leur regard que mon goût pour les objets n'est pas tout à fait commun.»

Il a déjà commencé les répétitions de sa tournée, qui va succéder aux salles combles de Pièce montée des grands jours, sans certaines de ses fantaisies et joliesses – plus de clavecin... Dans la ligne d'un Pavillon des fous volontiers électrique, resserré autour du trépied guitare-basse-batterie : «Je veux faire sentir toute la puissance de certains mots et de tout ce qu'il y a derrière. Et encore derrière. Et encore derrière...»

Bertrand Dicale