Le Monde - Décembre 2005

Chaque soir, dans sa loge, Thomas Fersen doit louer son public. Celui-ci, majoritairement trentenaire, a un niveau de vie qui lui permet d'acheter les disques du chanteur parisien, mais aussi d'assister à ses concerts. A Paris, Fersen pourrait aisément remplir Bercy, il a préféré jouer cinq soirs au Bataclan. A guichets fermés.

Mieux encore : l'assistance du Bataclan, ce mardi 29 novembre, connaît déjà par coeur les paroles de son nouvel album, Le Pavillon des fous. Cela encourage l'artiste à renouveler constamment son répertoire, quand tant d'autres sont condamnés à céder aux sirènes de la nostalgie. Il peut ignorer les trois premiers opus de sa discographie, et des classiques comme Le Bal des oiseaux ou Les Papillons.

A l'inverse, il s'offre un luxe inaccessible à nombre de chanteurs : interpréter intégralement son nouveau disque, colonne vertébrale d'un spectacle conçu non comme un tour de chant mais comme une exploration thématique de son oeuvre.

Moderne La Fontaine, le fabuliste a longtemps été caricaturé comme chanteur animalier, épithète à peine moins infamante que celle de peintre animalier. Ses nouvelles chansons ne parlent que de l'aliénation humaine, de la schizophrénie qui sommeille en chacun de nous. Sujets infiniment graves, traités avec des métaphores habiles et un vocabulaire précis.

UN VIEUX FANTASME

Scéniquement, l'imagerie du Pavillon des fous est omniprésente. Derrière un rideau blanc, les ombres du chanteur et de ses musiciens, coiffés d'un chapeau melon, évoquent les inquiétants Droogies, la bande de délinquants du film Orange mécanique, de Stanley Kubrick. L'unité vestimentaire renforce l'idée de collectif, même si le claviériste-accordéoniste est déguisé en fakir.

Fersen ne s'est pas placé en vedette devant ses accompagnateurs. Il réalise ici sans doute un vieux fantasme, jouer à l'intérieur d'un groupe de rock. Pour que les choses soient plus claires, les sièges ont été retirés de l'orchestre.

La nonchalance espiègle de Fersen lui interdit d'être une rock star, mais cet écart entre ses désirs et la réalité ajoute au charme du personnage. Le son est plus charnu, moins porté vers les ornementations de musique de chambre que dans le passé. L'instrumentation s'est resserrée autour des claviers, même si quelques accessoires acoustiques ont survécu — violon, mandoline, banjo, balalaïka.

Souvent comparé, pour sa voix éraillée, à Jacques Higelin, Fersen est, contrairement à son aîné, chiche en discours. Il laisse parler son corps de pantin désarticulé ou de crucifié, mais ne rechigne pas à danser la gigue.

Ces figures servent une galerie de portraits (ou de monstres) sans équivalent aujourd'hui dans la chanson française : un étrangleur (Hyacinthe), un parasite social (Deux pieds), un tueur en série chic (Monsieur), un pervers monomaniaque (L'Iguanodon), un fossoyeur boulimique (Croque) ou un turfiste suicidaire (Bucéphale). Le monde fabuleux de Thomas Fersen où, sous la farce, l'hôpital psychiatrique n'est jamais loin.

Bruno Lesprit