Le Monde - Octobre 2005

Le chanteur Thomas Fersen vole au-dessus d'un nid de coucou


Un œil en trompe l'oeil. Sur le recto de la pochette de son sixième album studio, Le Pavillon des fous, Thomas Fersen semble arborer le faux cil d'Alex, le personnage interprété par Malcolm McDowell dans Orange mécanique, de Stanley Kubrick. Le verso révèle le subterfuge : l'accessoire a été peint sur la paupière fermée. L'idée émane de Jean-Baptiste Mondino, concepteur des visuels du chanteur parisien depuis Les Ronds de carotte en 1995.

Le regard est inquiétant, le titre l'est autant : Le Pavillon des fous. On songe à Vol au-dessus d'un nid de coucou, de Milos Forman. En onze croquis, Fersen, fabuliste et portraitiste sans concurrent dans la chanson française, explore l'aliénation et la violence sociale. Sa galerie de cinglés est aussi pathétique que glaçante : Hyacinthe, l'étrangleur de l'immeuble, Maudie, la soeur folle qui se prend pour la reine d'Angleterre (voix de Catherine Ringer, des Rita Mitsouko), l'ogresse de Je n'ai pas la gale . Et pire, L'Iguanodon , un pervers (inspiré par Le Roi des aulnes de Michel Tournier) qui hante la rue Houdon, artère chaude de Pigalle : "Comme on dit sur le trottoir/ Comme on dit dans le jargon/ On va sacrifier ce soir/ Une fille au dragon." Dans un contraste irréel, une chorale enfantine relaie les mots pour l'envol final.

D'AUTRES CORRESPONDANCES

Thomas Fersen renouvelle son inspiration dans la noirceur, le morbide, parfois le sordide ­ exprimés en rimes riches et finesses poétiques. L'époque s'y prête. Autrefois, le chanteur pouvait broyer des idées noires, mais il s'en tirait toujours par une pirouette.

On est loin aujourd'hui de Pièce montée des grands jours (2002), précédent opus consacré aux plaisirs de la chère (et de la chair), exhalaisons incluses. Douce ou furieuse, la folie rôde et la normalité est factice. Les personnages sont des épigones de Monsieur (1999), classique fersenien : l'évocation par son domestique d'un tueur en série chic, que son voisinage trouve "sympathique".

"Mon imagination a longtemps été un handicap, car je n'avais pas les pieds sur terre, observe Fersen dans son appartement parisien. Par une inversion bénigne, c'est devenu un avantage. Il y a aussi une lucidité aiguë : je vois des choses que personne ne voit, et je ne vois pas ce que tout le monde voit." Cet imaginaire se ravitaille aussi au café du coin et dans la littérature. "J'ai trouvé le titre, Le Pavillon des fous, dans Moravagine, de Blaise Cendrars, explique-t-il. C'est l'histoire de l'héritier d'un trône d'un pays balte qui en est écarté. Il se retrouve dans un pavillon en Suisse avec d'autres rejetons royaux et des personnages comme on en rencontre chez Francis Scott Fitzgerald. De la fin du XIXe siècle à la première guerre mondiale, il y avait une industrie de l'asile, luxueuse, pour les aristocrates et les grosses fortunes."

Fersen a trouvé d'autres correspondances entre son sujet et sa passion pour les auteurs américains. On peut rapprocher Maudie de la soeur de Tennessee Williams : "Elle collectionnait des petits animaux en verre . La Ménagerie de verre vient de là. Je mêle ces lectures à des expériences personnelles. Ma famille habitait dans un immeuble du 20e arrondissement. Des logements sociaux étaient attribués aux familles qui avaient un handicapé mental. Il y avait un type qu'on appelait "Le Baveux". Mes soeurs étaient terrorisées à l'idée de le croiser dans l'escalier." Fersen se dit quelque peu "embarrassé" par la difficulté de son sujet et redoute les "questions pointues" : "J'ai déjà été confronté à la folie en jouant dans un asile à Blois, en 1996. J'ai aussi récemment rencontré des fous érotomanes et d'autres attirés par le métier que je fais. Quand on rencontre un vrai fou, on se rend compte qu'on ne l'est pas du tout soi-même. Mais la conscience archaïque existe en chacun de nous. Des pulsions peuvent se réveiller."

ET LES ANIMAUX ?

Le Pavillon des fous c rée le trouble parce que le chanteur ne se cache pas toujours derrière les masques de ses créatures. Dans deux chansons, il regarde même, à 42 ans, sa propre mort en face. Ballade dont l'euphorie mélodique et rythmique égaie les paroles ­ convoi funèbre et papillons noirs ­, Pégase s'empare du mythe grec. Mon macabre reprend le monologue de Hamlet : "Squelette, mon chéri/ Tu es logé, tu es nourri/ Squelette, tu es blanchi/ Oui, mais le lit n'est pas garni."

Et les animaux ? Depuis ses débuts, Fersen s'est fait remarquer pour l'étendue de son bestiaire anthropomorphiste. Il se réduit ici à une chienne à l'odeur nauséabonde, Zaza, énuclée et amputée d'une oreille, pour raconter "l'histoire d'un homme seul".

Schizophrène, la musique oscille entre un folk rustique comme un lit breton (le disque a été enregistré entre le Finistère et Paris) et une pop pianistique d'inspiration américaine ­ près de la platine du chanteur, un exemplaire de Sail Away, de Randy Newman, est resté à sa place depuis notre précédente visite, il y a plus de deux ans. Elle est toujours pensée en vue des concerts.

"J'ai retiré une trentaine d'instruments. Ce sera guitare, basse, batterie, piano, clavinette, accordéon et orgue Hammond. Ma sélection s'est faite autour de la folie des personnages, c'est un spectacle, pas un tour de chant. Les onze chansons du nouvel album seront jouées. Elles ont toutes le droit d'exister pendant deux ans." Malgré une baisse de régime sur la fin (Ma rêveuse et Cosmos), Thomas Fersen signe un disque à la hauteur de ses folles ambitions.

Bruno Lesprit