VOIR - Janvier 2006

Trompe-l'œil


Thomas Fersen, quadragénaire intemporel, revient au Québec soutenir un huitième album vertigineux et truffé de personnages dévissés et farfelus.

Treize ans! Treize ans déjà que mine de rien, mine de gamin, Thomas Fersen abuse joyeusement des vieux ingrédients de la chanson réaliste - jadis homologués par Santé et bien-être social tralala - et plaque sur ses pittoresques personnages, ses accessoires de forains, son cirque macroscopique, à coups répétés de détails et de clins d'œil farfelus, le filtre distordant de son étrange perception du réel.

Et 13 ans plus tard, 11 après Les Ronds de carotte, cette ménagerie inoffensive et douce immortalisée par les photos de Jean-Baptiste Mondino, le petit parisien à l'immortelle allure de Beatle métrosexuel a rangé dans clapiers et bocaux les lapins, truites, cochons et autres engeances qui ont fait son style et ses pochettes, pour rentrer directement en asile.

CAMISOLE

"Par période, je voyais bien qu'entre les chansons il y avait des thèmes qui pouvaient se relier ensemble, murmure Fersen selon sa discrète habitude. Au bout de trois, quatre, cinq chansons, je décelais des points communs. Pour moi, Le Pavillon des fous, c'est un endroit où mes textes pouvaient s'intégrer. Comme un bâtiment qui les recouvre... Il y a là des individus qu'on a observé jadis sans leur parler. Des personnages qui imaginent des choses, que j'imagine ensuite... un inconscient... quelques faits, et c'est ça qui devient la vraie réalité."

Titre de son huitième album, Le Pavillon des fous est donc le nouveau lieu de convergence, où désormais réfugié dans l'onirique Bretagne, Thomas puise encore aux sources du farfelu qui, avec la superbe La chandelle où je suis d'venu la bonne, ont déjà ramené la valse au bal des intellos. Maintenant, avec Zaza, Hyacinthe ou Maudie, ce qu'il traque plus abruptement à coups de pop sobre, dans ce décor de carton-pâte, ce ne sont pas des figures de style imposées par une vision de poète sous absinthe, mais bien une perception du réel et de fugaces fantômes qui l'habitent naturellement: "On pourrait croire que j'écris au détriment de la raison..., dit-il, mais moi, ce réel ne m'est pas étranger, c'est le mien. Je pense, en fait, que la perception qu'on a de la réalité est toujours en trompe-l'œil. En fait, j'essaie d'investir par l'imaginaire une réalité, assez forte."

Et Fersen y va d'un exemple platonique sur ses perceptions: "Je me suis toujours posé des questions intéressantes: Quand on éteint la lumière, est-ce que les choses existent encore? Petit, je me souviens, j'enterrais un oiseau... Et puis je me demandais si une fois recouverte de terre, lorsque je ne la voyais plus, la bestiole existait encore. Alors, je la déterrais plusieurs fois pour vérifier si lorsqu'elle échappait à mes yeux, la bête était encore dans la boîte ou partie."

Cette fois-ci, sous le sombre escalier du Pavillon des fous, ses chansons cachent un petit monde grouillant, à peine contenu dans les marges du texte: "J'ai accouché de quelque chose d'un peu plus sauvage. Là, c'est surtout la violence qui m'a inspiré. J'ai vécu une rupture, une séparation violente, qui a orienté l'écriture... Ça contient aussi une part de solitude ou d'enfermement", ajoute l'auteur en évoquant les déséquilibres sociaux et affectifs qui mènent au pavillon.

POINT DE FLUIDE POUR LES BRAVES

"Mes thèmes sont universels et communs. Mais par contre, le traitement est un peu plus particulier. J'essaie de ne pas regarder tout ça par une seule fenêtre. Il y a quelque chose d'autobiographique, mais en même temps, bien-sûr, c'est un univers de personnages. Et j'essaie de les investir... Pareil pour la scène", réexplique Fersen qui, contrairement à bien d'autres, ne semble pas craindre de démonter les rouages de la fragile mécanique de la création: "Il y a beaucoup de sens possibles dans mes textes...! Il y a de la place pour les autres. Parfois, je sens bien que ça peut aller dans toutes les directions... Ce n'est pas plus mal de préciser", dit l'homme, jamais en mal de réflexions sur son œuvre.

Alors, comment situer cet anachronisme au sein de la chanson télé-réalité du XXIe siècle, brocardeuse de mamours insignifiants, d'états d'âme puérils, populistes et mercantiles? "Oui, les temps semblent être au réalisme plat. Moi, c'est justement de relever un point de vue différent qui m'intéresse! En respectant tout de même les paramètres de la chanson. Alors, c'est vrai que ce n'est pas nécessairement banal comme démarche... Et il y a une part de début du siècle dans mon univers, une part de suranné. J'aime bien que ça n'ait pas trop de prise sur l'époque. C'est un peu l'anti-Delerm du point de vue de l'écriture. Et c'est délibéré. Je pense aussi à la manière dont les chansons vieilliront."

LA BONNE CHANSON

Mais qu'est-ce qu'une bonne, qu'est-ce qu'une mauvaise chanson lorsque l'imaginaire ouvre sur tous les possibles? Fersen précise ses valeurs motrices en un mot: "La flu-i-di-té, scande-t-il sans hésitation. Mais attention, ce n'est pas simple de réussir ça... On peut aller très loin, explorer des profondeurs, mais c'est ce qui fait la différence entre une chanson réussie et une chanson ratée, c'est ce naturel. Il faut qu'on y croit tout de même."

À la manière de Satie qui ponctuait ses plus lisses musiques de pets sonores ludiques afin de déconcerter l'auditeur perplexe, Fersen use délibérément de ces rimes dont un enfant de maternelle rougirait. Telle cette résonance atroce, "Lorsque avec un air benoît/il brise une noix", qui éclate dans une chanson animalière du Pavillon: "Oui, dans le farfelu, il y a quelque chose de léger, quelque chose de flagrant qui me plaît. J'aime ce qui est purement ludique, il y a des moments où cette simplicité est une joie. Et puisque ce n'est pas un univers totalement réaliste, autant tirer partie des avantages de l'imagination. Et trouver quelques mots amusants qui sonnent et cassent un peu le rythme."

COSMOS

"Le premier client, c'est moi!" lance Fersen lorsqu'on lui parle de son brillant public truffé d'inconditionnels (les Thomaboules). C'est moi qui achète mon disque après. Les disques, je les fais pour moi. C'est assez personnel. Le moment de partager vient ensuite et, bien sûr, c'est la scène", dit cet habitué du Québec qui est devenu "une belle habitude". Passé le cap de la quarantaine, l'acharné est pudiquement heureux de sa persistance professionnelle: "Qu'aurais-je fais si je n'avais pas fait ça? Ah non! Ça, c'est une question impossible... Ce métier, je le désirais de toutes mes forces. Je voulais y arriver, faire ça de ma vie et rien d'autre. Or, ça ne marchait pas. Je perdais courage... Je crois que ce passage à vide a donné de l'étoffe aux chansons, dès le début. Maintenant... mmmmoui, on peut dire que j'ai réussi. Même si ça n'exclut jamais le doute ou la douleur, je le voulais tellement."

François Desmeules