VOIR - Octobre 2005

Le Fou Chantant

Le fidèle Thomas Fersen séduit avec Le Pavillon des fous, sur lequel la folie sert de pivot à ses chansons amusées, apeurées ou attristées, effroyablement efficaces, joyeusement terrifiantes, avec un rock basique comme support musical.


La légèreté, chez Fersen, est un mirage. Derrière ses fables d'apparence animalière ou amusante, se cachent une cruauté, un regard critique sur le monde, avec ses rapports de force, ses jeux de pouvoir. Il suffit de lire entre les lignes, de laisser la chance aux mots du parolier de s'infiltrer d'abord dans votre mémoire, puis de se tailler une place dans votre cerveau. Plus on l'écoute, plus on angoisse devant la noirceur, le sordide qui émanent de ses chansons, principalement les nouvelles. Mais le succès de Fersen ne s'est pas fait tout seul, aucun homme n'est une île, il a besoin d'un support moral et technique. Sous-filière de Warner, l'étiquette Tôt ou Tard, qui célèbre cette année ses dix ans, l'a accueilli à bras ouverts: "C'est Vincent Frèrebeau qui l'a mise sur pied à l'époque où il était directeur artistique chez Warner. Au départ, chez Tôt ou Tard, il y avait les Têtes Raides et moi, il a créé son label autour de nous. Sans eux, je n'aurais pas fait de disques, je pense. Depuis le début, j'ai carte blanche, ça n'aurait pas pu fonctionner autrement. J'ai toujours fait ce que je voulais, et c'est justement parce qu'il n'y a pas eu de brides à ma création que j'ai pu réussir à faire des chansons et des disques." Au bout du fil, la voix douce et posée, Fersen rappelle la chance qu'il a de travailler en toute liberté: "Je ne travaille pas à la commande, je laisse aller mon imagination là où elle veut, et ensuite il y a des gens au rendez-vous, c'est comme ça que ça marche, le label 
a compris qu'il ne devait pas intervenir."

Depuis Le Bal des oiseaux en 1993, Fersen ne cesse de voir croître son public, des spectateurs emballés et fidèles comme le chanteur: "Il y a des endroits privilégiés, c'est sûr, mais en général j'ai une bonne relation avec les gens, je mise beaucoup sur cette complicité, en dehors des gros médias." L'homme a du charisme, il charme l'assistance en un clin d'œil avec son personnage malingre, bon enfant, empli d'autodérision, et ses chansons inoubliables, papillons de toutes les couleurs qui voltigent dans notre tête. Fersen est sans aucun doute le chanteur français le plus aimé et présent sur les scènes québécoises: "Conquérir? Non, je ne suis pas un guerrier. J'ai juste eu du plaisir à venir au Québec en 93 la première fois, il y avait des gens à mon concert; la fois suivante, il y en avait un peu plus. Et dès le départ, j'ai eu l'envie de retrouver les gens qui étaient venus, de revenir dans les rues de Montréal. J'y viens par goût, je sais que j'ai rendez-vous avec des amis."

Il y a de la bonté et de la chaleur qui auréolent Fersen, un peu de nonchalance aussi. On ne peut que succomber: "Je suis un paresseux, j'écris des chansons seulement quand l'envie me vient, je me lève et hop! Ce serait très mauvais si je me fixais des périodes délimitées pour faire des disques. L'envie, c'est contagieux, si je travaille ainsi, il y a de fortes chances que l'envie se communique ensuite au public." Effectivement, ça ne rate jamais. Chaque nouvel album séduit même les plus moroses, les plus blasés, les plus réfractaires à la chanson française. Le Pavillon des fous n'y échappe pas avec une sobriété musicale qui s'éloigne des épanchements de cordes pour retourner à un son plus brut (guitares, piano, batterie): "J'ai eu envie d'aller vers cette sobriété. Je n'ai pas de méthode de travail car j'oublie tout en cours de route, pendant la tournée, comment j'ai fait le disque précédent. Je reconnais un peu la route, parfois, mais justement, quand c'est le cas, je prends un chemin de traverse. Je n'ai pas envie de toujours refaire la même godasse!"

Le nouveau Fersen est inquiétant, la bizarrerie devient plus sombre que loufoque - tout en gardant quelques chansons humoristiques qui allègent un opus au titre effrayant: "Pendant l'écriture des chansons, de façon intuitive, je me suis aperçu que j'étais attiré par des romans où il était question de la folie, de sanatoriums, d'internés. J'ai lu beaucoup de bouquins de Fitzgerald, comme Tendre est la nuit, du Blaise Cendrars (Moravagine), Truman Capote, Tennessee Williams. Je lisais ça sans m'en rendre compte! Un mouvement général de ma personne vers ce thème!" Pour notre plus grand plaisir. Chapeau.

Francis Hébert